mardi 12 août 2014

L'été Cézanne - Le "bon Dieu de la peinture" (exposition au Grand Palais, 1995) - L'Express









L'été Cézanne - Le "bon Dieu de la peinture"...

Par Duparc Christiane, publié le 

Paul Cézanne voulait être poète, il fut peintre. Pour la vie. Avec passion mais aussi douleur: combien de toiles lacérées, abandonnées puis reprises jusqu'à la perfection? Celui qu'on traitait de «fou agité» admirait Delacroix, Daumier et Pissarro. Puis ce furent Braque et Picasso qui reconnurent en lui le maître d'un nouvel ordre pictural. Redécouvrons-le ici, en attendant l'importante exposition de septembre au Grand Palais.


Il aimait Napoléon, Wagner, les pommes de terre à l'huile, l'odeur des champs, la campagne de Provence, nager, les femmes faciles, le vin à la goulée. Il croyait aussi en l'amitié. Et, par-dessus tout, en la peinture. "Il s'appelle Paul, comme Véronèse et Rubens, disait sa mère avec tendresse. Et sans doute est-il prédestiné..."
Au départ, pourtant, le jeune homme - né en 1839 à Aix, enfant naturel reconnu par son père, un austère chapelier d'origine italienne, enrichi au point de fonder sa propre banque - veut être plutôt poète. Il aime écrire - "Pour deux sous, il torche cent vers de latin en un tour de main" - et, avec son ami Zola, il déclame à tue-tête, lors de longues balades dans les champs, des pièces entières de Victor Hugo.
Ils se sont connus en 1852, au collège Bourbon. Emile, enfant chétif et myope, est souvent persécuté par les élèves parce qu'il vient de Paris, qu'il parle pointu, qu'il a des mines de fille et qu'en plus il est pauvre. Cézanne, plus âgé, est déjà un grand gaillard à l'oeil noir. Il prend un jour la défense du petit, cogne, insulte, éclate d'un grand rire farouche et fait fuir les chenapans. Le plein panier de pommes que Zola lui offre le lendemain scellera leur amitié. "Opposés de nature, nous nous étions liés d'un coup et à jamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encore vague d'une ambition commune, l'éveil d'une intelligence supérieure..." Avec un troisième larron, lui aussi au collège, Battistin Baille, futur polytechnicien, ils ne vont plus cesser de courir la campagne, s'échapper dans des sentiers perdus au fond des ravins, s'égarer dans les rochers. "L'hiver, racontera Zola, nous adorions le froid, la terre durcie par la gelée qui sonnait gaiement et nous allions manger des omelettes dans les villages voisins... L'été, tous nos rendez-vous étaient au bord de la rivière..."
Cézanne gardera sa vie entière l'éblouissant souvenir des fraîches baignades dans l'Arc, des longues virées dans les collines pierreuses, des gigots au grain d'ail grillés sur les sarments, "la saine débauche des champs"... Jusqu'à ce jour de février 1858 où Zola doit précipitamment rejoindre sa mère, réinstallée depuis peu à Paris. Et, tandis qu'il part "chercher la couronne et l'amante que Dieu garde à nos vingt ans", Cézanne finit tristement ses études au collège. Pour essayer de comprendre l'homme si complexe qu'il sera plus tard - violent et doux, fidèle et solitaire, orgueilleusement humble, sûr de son art et doutant sans cesse - il faut se rappeler cette extraordinaire amitié qu'il sentira se dénouer doucement avec le temps.
A l'époque, c'est Zola qui dessine. Cézanne écrit: un drame en 5 actes sur Henri VIII, un "Dictionnaire du langage gautique", des poèmes en latin. Et des lettres noires à l'ami parisien. "Depuis que tu as quitté Aix, un sombre chagrin m'accable... [je suis] coulé, submergé, enfoncé, pétrifié, amorti, anéanti..." Entre eux, les rôles s'inversent: Cézanne, le costaud, cesse d'être l'aîné, le voici fragile, immature, vite blessé, tandis qu'Emile s'épanouit, s'aguerrit. C'est lui maintenant qui s'occupe de Paul, inquiet de sa santé, de son travail, de ses humeurs, pourtant déçu par sa peinture chaque jour un peu plus, au point - terrible méprise - d'annoncer qu'il ne sera jamais le grand peintre espéré.
Nous n'en sommes pas là. Cézanne obtient son bac en 1858 (mention assez bien). Poussé par le père, il s'inscrit en droit. Et, pour le plaisir, à l'école de dessin d'Aix. Lorsqu'il "monte" à Paris, en 1861, rejoindre Zola, c'est l'allégresse d'abord. Il entre à l'académie Suisse. Les modèles, on les "dessine le jour et la nuit on les caresse". Il rencontre là Pissarro, son aîné de neuf ans, qui sera son maître et son ami pour la vie.
Timide, bourru, mal à l'aise, l'Aixois passe des heures au Louvre et se couche tôt. Il râle pour un rien (parce qu'il n'y a pas d'huile d'olive dans le bouillon où Zola le conduit!), il est têtu: "Prouver quelque chose à Cézanne, ce serait vouloir persuader aux tours de Notre-Dame d'exécuter un quadrille..." Paul est gauche avec les femmes. Pas moche, cependant: long et mince, l'oeil brillant enfoncé, une peau de pruneau mais une démarche et un langage de charretier, sans oublier l'accent vigoureux. D'ailleurs, le Midi lui manque, et, chaque fois que le ciel s'assombrit, il parle de rentrer à Aix, ce qu'il fait dès septembre 1861.
Non sans avoir détruit rageusement un portrait de Zola, pourtant bien ébauché: "J'ai voulu le retoucher et, comme il devenait de plus en plus mauvais, je l'ai bousillé." Toute l'histoire de Cézanne est jonchée de tableaux détruits, lacérés, abandonnés, oubliés dans les champs, les ateliers. Pulsions, passions, déceptions, quelquefois il les balance par la fenêtre avec pinceaux et couteaux. Et, quand il les garde, il ne les signe pas, ne les date pas davantage. Enroulées sur des chaises, oubliées dans les coins, les oeuvres s'entassent, comme si, une fois terminées, il ne s'en souciait plus. Drôle d'oiseau, dont on dira plus tard qu'il était schizoïde, névropathe, neurasthénique, masochiste, etc.
On sait pourtant qu'il était généreux, qu'il allait beaucoup dans sa famille à Aix, tout en installant femme et enfant à Paris ou à Marseille. Il lui faudra longtemps pour échapper à l'emprise paternelle. Ce sera pour tomber sous la coupe de sa soeur Marie, vieille fille et bigote, qui réussira même à le traîner à l'église ("C'est la peur... je ne veux pas rôtir in aeternum"), à le conduire à la messe ("... prendre ma tranche de Moyen Age..."), alors qu'il déteste les curés ("des poisseux") et qu'il jure ("Nom de Dieu de nom de Dieu...") quand l'orgue joue faux. Toute sa vie - sauf les dernières années, lorsqu'il se fixe à Aix - il va et vient entre Paris et le Midi. Toujours souffrant, peinant, désespérant de jamais sortir vainqueur de ce corps à corps qu'il a engagé avec son art. La peinture comme combat. Car il peint, l'écorché. Il bouillonne d'émotions impatientes, de sensualité tourmentée, d'imagination baroque. En dépit des quolibets des jurés du Salon figés dans d'élégantes conventions et les bons sentiments ("J'emmerde Bouguereau..."). Il n'expose qu'en 1863, au Salon des refusés, autorisé par Napoléon III pour calmer la fureur des exclus, "la galerie des comiques", comme on les nomme.
Cézanne, à cette époque, peint à coups de pinceau fougueux ou au couteau à palette des portraits lourds, des scènes magnifiques et violentes aux couleurs âpres, où les corps dénudés s'étalent, s'enlacent, se convoitent, se tuent. "L'Enlèvement" (1867), qu'il offrit à Zola, "La Tentation de saint Antoine", "L'Orgie". Romantique et provocateur, il peint - quelquefois même avec les doigts, ce qu'il appelle sa manière "couillarde" - la lumière dure sur la chair blanche, son tremblement ébloui devant la femme nue, son émoi, ses fantasmes, ses frustrations. Hanté par Delacroix et Daumier, il exprime les visions les plus troubles dans une matière épaisse, une pâte éclatante et boueuse, maçonnée brutalement au tranchant du couteau. En même temps, bien que Chardin l'ait marqué, il brosse des natures mortes guère plus apaisées, jouant somptueusement du noir et du blanc: des nappes aux plis lourds, des pendules sans aiguilles, des bougies consumées, beaucoup de crânes... et déjà des pommes fraîches et fessues, dont la courbe parfaite remplirait la main. "Je veux conquérir Paris avec une pomme", répète-
t-il dans ses bons jours. Cézanne s'intéresse aussi aux scènes d'intérieur avec "L'Ouverture de Tannhäuser", où, admirateur de Wagner, il construit une image formidablement poétique et rigoureuse: sa soeur, en blanc, est au piano, devant sa mère, en noir, qui coud, au fond du salon, sur le canapé...
Nous sommes en 1870 au Jas de Bouffan, une belle propriété xviiie, avec un grand parc peuplé de statues, que le banquier Cézanne s'est offerte, espérant séduire les grandes familles d'Aix, qui le dédaignent. Cézanne aime cette demeure, il viendra souvent s'y réfugier, y travailler.
Pourtant, il s'acclimate à Paris, mais il est toujours timide face aux "bien édentés". Il fréquente le café Guerbois, aux Batignolles, où se retrouvent les futurs impressionnistes. Souvent irascible, selon ce qu'il a peint: "Je n'ai jamais fini, râle-t-il, jamais, jamais..." Facilement découragé: "Il jure, regrette Zola, il s'abîme en pleine boue." Monet racontera comment Cézanne, la voix forte, le visage broussailleux, le cheveu trop long, aimait choquer - "Ecartant sa veste tachée d'un mouvement de hanche très zingueur, il remontait son pantalon et rajustait ostensiblement sa ceinture rouge" - provoquant Manet, qu'il admirait pourtant, mais dont le dandysme - gants, canne aux doigts, haut-de-forme - l'exaspérait: "Je ne vous serre pas la ??maing'', monsieur Manet, je ne me suis pas lavé depuis huit jours."
Ils rigolent souvent, discutent pas mal, travaillent beaucoup, mais ils sont tous ridiculisés, rejetés. "Je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n'ai pas donné moi-même mission de m'apprécier", écrit-il en 1866 au surintendant des Beaux-Arts. Zola, pour les défendre, se fait critique dans "L'Evénement": "Il y a, sur le Salon, 2 000 tableaux, il n'y a pas dix hommes..." Pire, on les hait. C'est que leur liberté d'esprit fait peur. Elle inquiète une bourgeoisie qui a soif de valeurs concrètes, de symboles culturels simples, de règles traditionnelles. On déteste ces jeunes gens mal élevés qui s'en prennent aux canons classiques chers à M. Ingres("Tout a une forme, voyez la fumée", disait-il), qui font passer la couleur avant tout, le tableau sur le motif et la nature telle qu'ils la perçoivent, "bougée", frémissante... Manet est traîné dans la boue, Monet et Renoir manquent mourir de faim, Cézanne se terre en Provence, il a de la chance: son père lui donne de quoi vivre. Tous pourtant s'obstinent à peindre leurs "impressions".
La guerre les sépare en 1870. Zola s'installe à Marseille, Monet à Londres, bientôt rejoint par Pissarro, tandis que Manet sert comme officier. Renoir, mobilisé, est à Bordeaux, et Bazille s'engage, ce qui lui coûtera la vie. Cézanne se réfugie à l'Estaque, dans une petite maison louée par sa mère, accompagné secrètement d'une jolie jeune fille, son modèle, rencontrée l'année d'avant. Hortense Fiqueta 19 ans, Cézanne 31, déjà. Elle lui donne bientôt un fils, mais il ne l'épousera que seize ans plus tard. Les gendarmes le cherchent à Aix, il travaille devant la mer. Sans se cacher, très loin de la fureur qui secoue sa patrie. On raconte aussi qu'il se montre à Aix, où il "se soûle proprement" avec ses vieux copains. A l'Estaque, le pays est superbe, les olives, les amandiers mûrissent sous le soleil brûlant, la baie bleue de Marseille, les pins verdoyants - tout le séduit. Les premiers tableaux sont encore sombres, avec de violentes oppositions de couleurs, le noir domine, mais il commence à percevoir les multiples nuances d'un ton.
La paix revenue, il part, en 1872, retrouver Pissarro à Pontoise. "Notre Cézanne nous donne des espérances, écrit le bon maître, et j'ai vu chez moi une peinture d'une vigueur, d'une force remarquables." Sous l'influence de "l'humble et colossal Pissarro", sa technique change. D'abord, il utilise des couteaux spéciaux pour "peindre par grandes masses". Il truelle la couleur, rendant le sujet d'une façon sommaire par des ombres accentuées et quelques touches rapides de rouge et de jaune-vert. Il découvre la neige et ses gris. Du coup, sa toile s'adoucit, sa palette s'éclaire, il maîtrise son exubérance pour mieux éprouver ses sensations. Il étudie les effets de la lumière, apprend que les objets se reflètent les uns sur les autres et, sans jamais dessiner, procède par d'innombrables taches fractionnées, posées une à une. Un lent travail. "C'est que je ne peux pas rendre ma sensation du premier coup, alors je remets de la couleur. J'en remets comme je peux... en donnant la forme avec le pinceau." "Vue d'Anvers", "Effets de neige", "La Maison du pendu" témoignent de cette manière, de cette nouvelle discipline qu'il s'impose et qui sera l'une des nombreuses marques de son génie.
La première exposition dissidente, organisée en 1874 par Monet dans l'atelier de Nadar, rassemble une trentaine d'artistes, qui, tous, seront brocardés, insultés. Cézanne - il expose notamment une "Moderne Olympia", hommage caustique à Manet - se voit traité de "fou, agité en peignant de delirium tremens". Il est ulcéré, mais, curieusement, pas découragé. "Je commence à me trouver plus fort que ceux qui m'entourent, écrit-il à sa mère... J'ai à travailler toujours, non pas pour arriver au fini qui fait l'admiration des imbéciles... [mais] pour le plaisir de faire plus vrai et plus savant..."
150 SÉANCES POUR UN PORTRAIT!
A partir de ce moment-là, il va se partager entre Aix ou l'Estaque, et Paris, avec quelques séjours à Médan, chez Zola. C'est l'époque des grands portraits (dont celui de "Victor Chocquet", l'un de ses premiers collectionneurs avec le célèbre père Tanguy, le gentil marchand de couleurs qui se faisait payer en toiles à l'époque sans valeur. Portraits essentiellement masculins. Sauf ceux de la patiente Hortense, seule capable d'accepter sans broncher les longues heures de pose qu'il lui inflige. Il lui faut au moins 150 séances pour un portrait! Est-ce pour cela qu'il s'est si souvent représenté hargneux, rugueux à force d'empâtements? Voici le temps de ces extraordinaires natures mortes, où, dans un "étonnant répertoire d'accidents plastiques", compotiers et bouteilles sont en déséquilibre, les meubles écartelés, les paniers disproportionnés. Les pommes lourdes et charnues devraient rouler sur la table inclinée, et dégringoler les pots à gingembre... Lignes de fuite non respectées, objets déformés au mépris des règles de la perspective traditionnelle: Cézanne tourne autour de ses fruits et pichets de façon à les peindre de face, même lorsqu'ils sont placés de biais ou dans les coins. Les cubistes retiendront la leçon. Il arrondit les contours, unifie les couleurs, et cette multitude de points de vue plongeants donne à tout cela l'allure d'un nouvel ordre en gestation. "Nature morte au panier", "aux aubergines", "aux pommes et oranges", autant de scènes d'une densité étonnante, où la composition s'articule dans un espace compact au caractère d'éternité.
C'est aussi l'époque des séries de paysages. L'Estaque, qui l'enchante: "J'ai ici de beaux points de vue..." Il abandonne, là encore, la perspective, aplatit les maisons, écrase la mer en une vaste surface lisse, créant ainsi un espace singulier qui associe les cubes des bâtiments et les taches irrégulières des arbres à l'immense plan immobile de l'eau bleue. "Il y a des motifs qui demandent trois ou quatre mois de travail... Je cherche à rendre la perspective par la couleur. Je peins comme je sens et j'ai des sensations fortes..." Braque et Picasso n'oublieront pas de regarder ces paysages-là.
Il n'y a pas que l'Estaque qui l'obsède. La Sainte-Victoire et ses alentours - Château-Noir, les rochers de Bibémus, la route du Tholonet - riches du souvenir des escapades de jeunesse, s'imposent comme une architecture idéale. Telle une montagne sacrée (il aime s'identifier à Moïse), elle domine de sa clarté calcaire le pays aixois, avec une harmonie que Cézanne compare sans doute à celle qui règne chez Poussin, puisqu'il assure vouloir "faire du Poussin sur nature". Mais lui, Cézanne, peint une nature sans hommes, vierge de tout regard à part le sien, au silence absolu. Ses paysages vert et bleu, que n'agite aucun vent, sont secs et rocailleux sous la lumière immobile et dure, inaccessibles. "Le paysage se penche en moi, dit-il, et je suis sa conscience... Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité..." Sa montagne, il la peint et la repeint sans cesse. Jusque dans les plis des nappes de ses natures mortes.
Etrange alchimiste toujours au bord du vertige, Cézanne n'est jamais content ("Mille pipes, j'ai cheveux et barbe plus longs que le talent"), mais il sait ce qu'il veut: "Peindre, c'est enregistrer des sensations colorées... C'est saisir une harmonie entre des rapports nombreux, c'est les transposer dans une gamme à soi en les développant dans une logique neuve et originale..." C'est vrai qu'il aura l'audace inouïe d'inventer ses lois et de les appliquer. Rien n'arrêtera plus jamais "l'effrayant Cézanne" dans sa lente progression créatrice. Ni les bourgeois d'Aix qui le méprisent, ni sa famille, qui comprend mal son travail, ni Hortense ("Ma femme n'aime que la Suisse et la limonade"). Ni même Zola, dont le mauvais goût est confirmé: il fait de son ami Paul le génie raté et suicidaire de "L'?uvre".
Durement blessé, Cézanne rompt avec Zola, d'une lettre sèche. Nous sommes en 1886, les deux hommes ne se verront plus. Le peintre se retire solitaire dans son cher Midi. Bien sûr, il recevra avec plaisir Renoir et Monet. Plus tard, en 1894, il ira même à Giverny, rendre la visite. Mary Cassatt n'a pas oublié "l'apparition terrifiante d'un ??égorgeur'' aux yeux rouges, barbu et bruyant, qui râcle son assiette à soupe, mange avec les doigts ou son couteau, parle avec les mains et qui, pourtant, a le tempérament le plus doux qui soit".
Des bords du lac d'Annecy, où Hortense l'entraîne en 1896, il rapporte un merveilleux tableau noyé d'eau dans les verts et les bleus. Surtout, le succès arrivant enfin, à partir de 1895, lorsque Ambroise Vollard organise sa première exposition (où les acheteurs seront Monet, Degas, Renoir, Pissarro...), il accueille aimablement les jeunes artistes venus jusqu'à Aix lui rendre hommage: Charles Camoin, Emile Bernard, Maurice Denis. Grâce au legs Caillebotte et à l'obstination de Renoir, deux tableaux entrent, non sans mal, au Luxembourg.
C'est dans ces années-là qu'il travaille à nouveau les grandes compositions: les "Joueurs de cartes" (cinq versions), le "Garçon au gilet rouge" (quatre toiles). Et - n'ayant pas renoncé aux nus - une série de "Baigneurs" et "Baigneuses" ("Très étranges et très peintre", dira Pissarro), qu'il inscrit harmonieusement au bord de l'eau, dévêtus, dans des paysages amples, à la fois bucoliques et sereins, avec des couleurs d'une transparence apprise par l'aquarelle, dans des tons de bleu-gris et de vert doux.
Pas d'alibi mythologique, aucun prétexte d'anecdote. Aux tableaux de format modeste du passé succèdent des oeuvres très grandes dont l'espace, maîtrisé par des schémas géométriques, accueille des corps heureux aux visages inachevés mais aux formes délicieusement pleines. Il veut, comme dans "Le Triomphe de Flore", de Poussin, "marier la courbe des femmes aux croupes des collines". Décor immuable et panthéiste de paysage au printemps, feuillage devant, soleil au loin. Cézanne exalte avec lyrisme, et un érotisme toujours puissant, le bonheur de l'homme en harmonie avec la nature. Pourtant, il peint sans modèle. "A mon âge, je ne peux plus déshabiller une femme... Donc je me sers de ma mémoire... et tout est là", dit-il en se tapant le front. Ces rêves de volupté deviendront la bible des générations à venir.
"JE VOUS DOIS LA VÉRITÉ..."
Les nouvelles "Baigneuses", l'ultime "Sainte-Victoire", Cézanne s'épuise: affaibli par le diabète, consumé par cet amour de l'art qui a rempli sa vie, il peint toujours sans relâche, le visage brûlé de soleil, heureux du nouvel atelier qu'il a fait construire à la sortie d'Aix, sur le chemin des Lauves, dans un fouillis d'oliviers et de lavande. L'ermite farouche, ravagé d'émotions, voit, à force de les observer, enfin vibrer ces paysages qu'on croirait immobiles. "Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai", promet-il en 1905 à Emile Bernard, en lui recommandant de "traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective... Les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue [...], les lignes perpendiculaires donnent la profondeur..." Et, toujours à Emile Bernard: "Le dessin pur est une abstraction. Au fur et à mesure que l'on peint, on dessine: plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude."
Dans ses derniers tableaux, les contours, le modelé se cassent, il n'en donne plus qu'une trace, l'image se fait allusive, la montagne émerge dans la brume bleutée, les "Baigneuses" frémissent sous le pinceau. Le jardinier Vallier se noie dans la verdure. Atmosphère transparente, cosmique, diluée: tout l'art moderne est né de ces tableaux-là.
"Je me suis juré de mourir en peignant", écrit-il à son fils, son cher Paul, le 21 septembre 1906. Le 15 octobre, un violent orage le surprend sur le motif. Ramené inanimé à Aix, sous la pluie glacée, dans une charrette de blanchisseur, Cézanne meurt d'une congestion pulmonaire le 22 octobre. Le pouilleux maudit entre au paradis des immortels avec 900 tableaux et 400 aquarelles. Quelques jours plus tard, Braque arrive à l'Estaque et Picasso commence "Les Demoiselles d'Avignon". En véritable "bon Dieu de la peinture", comme le nommera Matisse (1), Cézanne apprendra à ceux qui viendront que "la peinture n'est pas une profession, mais un destin".
(1) Lire Pierre Cabanne dans "Cézanne". Hachette, coll. Génies et Réalités. 
Et pendant ce temps-là
1839: Fabrice del Dongo débarque à Paris chez l'éditeur Ambroise Dupont, rue Vivienne, sous la plume du consul de France à Civitavecchia, et Paul Cézanne naît à Aix-en-Provence d'un père ouvrier chapelier qui deviendra banquier.
1863: Delacroix s'éteint à Paris, tandis qu'au Salon des refusés Manet fait scandale avec son "Déjeuner sur l'herbe".
1871: la France perd l'Alsace et la Lorraine; Zola attaque les "Rougon-Macquart".
1873: le jeune Rimbaud, 19 ans, publie sa dernière oeuvre, "Une saison en enfer".
1874: refusés au Salon, les impressionnistes inaugurent leur première exposition chez Nadar, à Paris.
1881: Picasso naît à Malaga; Manet achève son ultime chef-d'oeuvre, "Un bar aux Folies-Bergère", couronné par une médaille d'or au Salon.
1883: Sarah Bernhardt triomphe dans "La Dame aux camélias", d'Alexandre Dumas fils, au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
1885: Pasteur vaccine contre la rage, Nietzsche achève "Zarathoustra" et Victor Hugo rejoint le Panthéon en grande pompe.
1889: Van Gogh, interné à Saint-Rémy-de-Provence, produit ses plus belles peintures.
1897: Gauguin, malade, dépressif, signe à Tahiti son testament artistique, "D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?"
1898: Zola publie dans "L'Aurore" sa lettre au président de la République - "J'accuse" - pour défendre le capitaine Dreyfus.
1906: Cézanne meurt à Aix-en-Provence. Matisse peint "La Joie de vivre". Tandis que Braque arrive à l'Estaque, Picasso entame "Les Demoiselles d'Avignon": le cubisme pointe.
PHOTOS: "Louis-Auguste Cézanne, père de l'artiste, lisant ??L'Evénement''" (automne 1866).
"Nature morte, crâne et chandelier" (1865-1867).
"Madame Cézanne dans la serre", huile sur toile (1891-1892).
En haut, "Le Petit Pont de Maincy", huile sur toile (1879). Ci-contre, "Vue du lac d'Annecy" (1896).
"Nature morte, pommes et oranges" (1895-1900).
Ci-dessus, "Baigneurs" (vers 1890-1892). Ci-contre, à gauche, "Dans le parc du Château-Noir" (1900). En bas, "Le Château-Noir" (1904-1905). Page de droite,
"Paysage bleu" (1904-1906). "La Montagne Sainte-Victoire" (vers 1887).
"Sainte-Victoire et Château-Noir" (1904-1906). "... au-dessus de la route du Tholonet" (1896-1898). "La Montagne Sainte-Victoire" (1905-1906). 












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